Shafak, Elif « L’île aux arbres disparus » (2022) 427 pages

Autrice : Elif Şafak, ou Elif Shafak, née le 25 octobre 1971 à Strasbourg de parents turcs, est une écrivaine turque. Primée et best-seller en Turquie, Elif Şafak écrit ses romans aussi bien en turc qu’en anglais. Elle mêle dans ses romans les traditions romanesques occidentale et orientale, donnant naissance à une œuvre à la fois « locale » et universelle. Féministe engagée, cosmopolite, humaniste et imprégnée par le soufisme et la culture ottomane, Elif Şafak défie ainsi par son écriture toute forme de bigoterie et de xénophobie. Elle vit et travaille à Londres.
Elle a publié en français : La Bâtarde d’Istanbul. (2007) – Bonbon Palace (2008 – lu avant la création du blog)) – Lait noir (2009) – Soufi mon amour (2010) – Crime d’honneur (2013) Prix Lorientales 2014 – Prix Relay 2013 – L’Architecte du Sultan (2015) – Trois filles d’Eve (2018) – 10 minutes et 38 secondes dans ce monde étrange (2020) – L’Île aux arbres disparus (2022)
Editions Flammarion – 12.01. 2022 – 427 pages / J’ai lu – 03.05.2023 – 448 pages (« The Island of Missing Trees » traduction Dominique Goy-Blanquet)
Résumé:
Ce roman commence par un cri. Ce cri, interminable, est celui que lance Ada, adolescente de 16 ans, en plein cours d’histoire dans un lycée londonien. Ce roman se termine par un rêve, celui d’une renaissance. Entre les deux a lieu la rencontre du Grec Kostas Kazantzakis et d’une jeune fille turque, Defne, en 1974, dans une Chypre déchirée par la guerre civile.
De sa prose puissante, Elif Shafak nous conte l’histoire d’un amour interdit dans un climat de haine et de violence qui balaie tout sur son passage – avec l’espoir, tout de même, de libérer la parole des générations précédentes.
Mon avis: ❤️❤️❤️❤️❤️
Immense coup de coeur pour ce roman historique poétique et engagé qui parle à la fois d’écologie, d’amour, d’exil, de racines, de mémoire, de tolérance (ou intolérance), de guerre civile, de religion, de mémoire. Un livre qui parle de la nature, des arbres, des oiseaux, des papillons, de légendes, de traditions, des choses qui rapprochent les gens, comme la nourriture, certaines croyances aussi. Un livre qui rapproche les humains des oiseaux, les deux effectuant des migrations pour survivre, en affrontant des périls.
Le fil rouge du livre est le figuier, un arbre sacré dans bien des religions mais aussi un arbre emblématique de Chypre. Cet arbre spécifique va traverser la mer, petite bouture chypriote qui va voir le jour en Angleterre, tout comme la jeune Ada (le prénom « Ada » qui signifie « île » en turc.) quand ses parents vont s’exiler. Tous deux sont déracinés et vont croître sur une terre d’adoption, loin de leurs racines.Une question va se poser : une personne née en territoire étranger à ses racines peut-elle s’acclimater, survivre dans un environnement qui certes est le sien mais ne correspond pas à ses gènes? Faut-il préserver les enfants de leurs origines et les leur cacher? Au risque qu’ils se construisent sur un manque?
Les arbres communiquent entre eux par leurs racines, de manière cachée et souterraine, ils ont la mémoire du temps; ils s’entraident aussi, et tissent une toile souterraine. ( A ce sujet je vous recommande la lecture du livre de Wohlleben, Peter «La vie secrète des arbres» (2017) commenté sur le blog). Nos racines et notre sang ne déterminent-ils pas notre comportement et nos sensations comme la sève et les racines des arbres? Certes on peut transplanter des végétaux et des humains, mais dans quelles conditions ? Et avec quelles précautions?
Nous allons aussi (re)découvrir l’histoire de Chypre, cette île divisée en deux : la partie grecque et la partie turque. Et la tragédie qui se cache derrière cette frontière. Certes il y a les turcs et les grecs et la guerre civile/de religion qui les oppose mais il y a aussi les personnages qui outrepassent la barrière greco/turque, tant par leur attitude que par leurs sentiments et leurs actions.
J’ai aimé ce vocabulaire qui qualifie aussi bien les être que les éléments. J’ai aimé les liens avec la mythologie (Aphrodite, née à Chypre, de l’écume de Paphos./ Gaïa, déesse mère de la Terre / Perséphone, déesse du printemps) )
Les références au passé et à la mémoire sont partout; dans les liens avec les origines mais aussi dans la partie « fouilles » et recherches des ossements des disparus partout sur le globe, suite aux guerres civiles ou autres. ( Chili, Espagne, Chypre, Yougoslavie, Cambodge, Rwanda).
J’ai aussi aimé tous les personnages : le père, Kostas, botaniste et naturaliste, la mère Defne, archéologue, la soeur Meryem avec ces croyances, la fille Ada et ses interrogations, et les autres. Tous m’ont émue.
C’est un livre qui marque, fait réfléchir, un immense coup de coeur (oui je le redis) . Chaque livre de cette autrice est d’ailleurs un coup de coeur…
Extraits:
La cartographie est un synonyme pour les histoires racontées par les vainqueurs.
Quant aux histoires racontées par ceux qui ont perdu, il n’y en a pas.
Les rues s’arrêtaient brusquement, comme des pensées inachevées, des sentiments non résolus.
Faute de comprendre notre passé, comment pouvons-nous espérer orienter notre avenir
Les immigrants de la première génération sont une espèce à part. Ils s’habillent en beige, gris ou brun. Des couleurs qui n’attirent pas l’attention. Des couleurs qui chuchotent, qui ne crient jamais.
Je transporte encore l’île avec moi, malgré tout. Les lieux où nous naissons dessinent la forme de notre vie, même si nous en sommes éloignés.
Combien je me suis lamenté de ne pouvoir changer mes branches en bras pour l’étreindre, mes brindilles en doigts pour le caresser, mes feuilles en un millier de langues pour lui murmurer ses propres mots, et mon tronc en un cœur où le loger.
Aussitôt le vent se rua à l’intérieur, ébouriffant les pages des livres sur la table, dispersant les feuilles de papier partout sur le sol.
Le temps arboréen est cyclique, récurrent, pérenne ; le passé et l’avenir respirent en un même moment, et le présent ne coule pas nécessairement dans une seule direction ; au contraire il dessine des cercles à l’intérieur de cercles, comme les anneaux que vous découvrez quand vous nous coupez.
Le temps arboréen s’apparente au temps des histoires – et comme une histoire, un arbre ne pousse pas en lignes parfaitement droites, courbures impeccables et angles droits précis, mais il se penche et se tord et bifurque en formes fantastiques, projette des branches de prodige et des arcs d’invention.
Ils sont incompatibles, le temps humain et le temps des arbres.
Où commence-t‑on l’histoire de quelqu’un quand chaque vie se compose de plus d’un fil, quand ce qu’on appelle naissance n’est pas le seul début, ni la mort exactement une fin ?
À chaque pas, l’âme abandonne un de ses innombrables fardeaux, jusqu’à ce qu’elle laisse enfin tout partir, y compris la souffrance qu’elle a accumulée.
La vie sous la surface du sol n’est ni simple ni monotone. Le monde souterrain, contrairement à ce que croient la plupart des gens, déborde d’activité. Si vous creusez profondément, vous serez surpris de voir la terre prendre des teintes inattendues. Rouge rouille, pêche tendre, moutarde chaude, citron vert, turquoise opulente… Les enfants des humains apprennent à peindre la terre d’une seule couleur. Ils imaginent le ciel en bleu, l’herbe en vert, le soleil en jaune, et la terre entièrement marron. Si seulement ils le savaient, ils ont des arcs-en-ciel sous leurs pieds.
Et je veux que tu comprennes une règle cruciale à propos de l’amour. Vois-tu, il y en a de deux sortes, celui de la surface, et celui des eaux profondes. Eh bien, Aphrodite a émergé de l’écume, tu te rappelles ? L’amour écumant est une sensation plaisante, mais tout aussi superficielle. Quand elle disparaît, c’est fini, il ne reste rien. Recherche toujours le genre d’amour qui vient des profondeurs.
La sagesse se compose de dix parties : neuf de silence, une de mots.
L’amour est l’assertion audacieuse de l’espérance. On n’étreint pas l’espérance quand la mort et la destruction ont pris les commandes.
tu vas peut-être m’en vouloir de te dire ça, mais rappelle-toi, les bons conseils sont toujours agaçants, et les mauvais, jamais. Alors si ce que je te dis te fâche, prends-le comme un bon conseil.
Au cours de l’histoire nous avons servi de refuge à quantité de monde. Un sanctuaire non seulement pour les mortels mais aussi pour les dieux et les déesses. Ce n’est pas sans raison que Gaïa, déesse mère de la Terre, a changé son fils en figuier pour le sauver de la foudre de Jupiter. En divers coins du globe, des femmes qu’on estime maudites sont mariées à un Ficus carica avant de pouvoir engager leur foi à l’homme qu’elles aiment sincèrement. Même si je trouve toutes ces coutumes bizarres, je comprends d’où elles viennent. Les superstitions sont les ombres de terreurs inconnues.
Une odeur qu’il croyait avoir enfouie quelque part dans le labyrinthe de ses souvenirs. L’esprit humain est un lieu des plus étranges, en même temps le foyer et l’exil.
Les arbres sont des gardiens de la mémoire. Entremêlés à nos racines, cachés dans nos troncs, courent les tendons de l’histoire, les décombres de guerres où personne n’a rien gagné, les ossements des disparus.
On n’a pas de langue commune, vous vous dites, et puis vous saisissez, le chagrin est une langue. Nous nous comprenons entre nous, tous ceux qui ont un passé tourmenté.
Il y a des moments dans la vie où chacun doit devenir une sorte de guerrier. Si tu es poète, tu combats avec tes mots ; si tu es peintre, tu combats avec tes toiles…
Dans la vie, à la différence des livres, nous devons tisser nos histoires à l’aide de fils aussi fins que les capillaires des ailes de papillon.
Ce que je voulais dire, c’est que certains sont devant un arbre et la première chose qu’ils remarquent, c’est le tronc. Ceux-là ont pour priorité l’ordre, la sécurité, les règlements, la continuité. Ensuite il y a ceux qui regardent les branches avant tout. Ils rêvent de changement, de liberté. Et puis il y a ceux qui sont attirés par les racines, bien qu’elles se cachent sous le sol. Ils ont un profond attachement émotionnel à leur héritage, l’identité, les traditions…
Information:
Caroubier: Leurs graines sont pratiquement toujours identiques en poids et en taille, d’une telle uniformité que dans l’ancien temps les marchands s’en servaient pour peser l’or − c’est d’elles que vient le mot « carat ».