Shafak, Elif « La Bâtarde d’Istanbul» (2007)

Shafak, Elif « La Bâtarde d’Istanbul» (2007)

Autrice : Elif Şafak, ou Elif Shafak, née le 25 octobre 1971 à Strasbourg de parents turcs, est une écrivaine turque. Primée et best-seller en Turquie, Elif Şafak écrit ses romans aussi bien en turc qu’en anglais. Elle mêle dans ses romans les traditions romanesques occidentale et orientale, donnant naissance à une œuvre à la fois « locale » et universelle. Féministe engagée, cosmopolite, humaniste et imprégnée par le soufisme et la culture ottomane, Elif Şafak défie ainsi par son écriture toute forme de bigoterie et de xénophobie. Elle vit et travaille à Londres.
Elle a publié en français : La Bâtarde d’Istanbul. (2007) – Bonbon Palace (2008) – Lait noir 2009) – Soufi mon amour (2010) – Crime d’honneur (2013) Prix Lorientales 2014 – Prix Relay 2013 – L’Architecte du Sultan (2015) – Trois filles d’Eve (2018) – 10 minutes et 38 secondes dans ce monde étrange (2020) – L’Île aux arbres disparus (2022) 

Editions Phébus – 30.08.2007 – 319 pages / 10/18 – 4.9.2008 – 377 pages (trad. Aline Azoulay, préface. Amin Maalouf,)

Résumé : Chez les Kazanci, Turcs d’Istanbul, les femmes sont pimentées, hypocondriaques, aiment l’amour et parlent avec les djinns, tandis que les hommes s’envolent trop tôt – pour l’au-delà ou pour l’Amérique, comme l’oncle Mustafa. Chez les Tchakhmakhchian, Arméniens émigrés aux Etats-Unis dans les années 20, quel que soit le sexe auquel on appartient, on est très attaché à son identité et à ses traditions.
Le divorce de Barsam et Rose, puis le remariage de celle-ci avec un Turc nommé Mustafa suscitent l’indignation générale. Quand, à l’âge de vingt et un ans, la fille de Rose et de Barsam, désireuse de comprendre d’où vient son peuple, gagne en secret Istanbul, elle est hébergée par la chaleureuse famille de son beau-père. L’amitié naissante d’Armanoush Tchakhmakhchian et de la jeune Asya Kazanci, la  » bâtarde « , va faire voler en éclats les secrets les mieux gardés.
Avec ses intrigues à foison, ses personnages pour le moins extravagants et l’humour corrosif qui le traverse, La Bâtarde d’Istanbul pose une question essentielle : que sait-on vraiment de ses origines ? Enchevêtrant la comédie au drame et le passé au présent, Elif Shafak dresse un portrait saisissant de la Turquie contemporaine, de ses contradictions et de ses blessures.

Mon avis : Il y a bien longtemps, j’avais bien aimé son livre « Bonbon Palace », une sorte d’immeuble Yacoubian à la turque… très vivant, sympa, peut-être un peu longuet, mais un festival de couleurs, des histoires qui s’entremêlent. Je récidive donc, dans le cadre du Challenge « L’été lisons l’Asie » d’Eva sur Facebook dans la section : Un roman écrit par un auteur asiatique qui ne soit ni chinois, ni japonais dont l’action se passe dans un pays d’Asie autre que la Chine et le Japon (auteur/rice asiatique ou non).
J’ai toujours aimé lire ce qui touche Istanbul, Constantinople, Byzance, l’empire Ottoman et j’ai beaucoup aimé la réflexion sur le génocide arménien qui sert de toile de fond à l’histoire. Ce livre explore à la fois l’Histoire avec un grand H et l’histoire de la famille d’Asya. C’est un livre qui se penche sur la mémoire et le passé, à tous les niveaux et pose la question de la responsabilité et de la culpabilité…Sommes-nous responsables des crimes du passé ? de nos pères ? de nos ancêtres ? On ne peut ignorer le génocide arménien. Et pourtant il semble bien que ce tragique épisode de l’histoire de la Turquie soit totalement occulté et qu’il ne fasse pas partie de la vie des habitants. Un secret qu’on ne veut surtout pas déterrer, tout comme le secret qui entourne le passé et la naissance d’Asya. Un roman sur l’identité à tous les niveaux. C’est aussi un roman essentiellement féminin et qui donne un éclairage aux différents peuples qui cohabitent en Turquie : les turcs, mais aussi les arméniens et les peuples qui se croisent dans la perle de l’Orient. Mis en lumière aussi le sort des intellectuels en Turquie. Espérons que la tragédie du début du XXème siècle ne se répètera pas. Très beau roman sur la liberté de la femme aussi.
En plus l’écriture est fluide, les personnages attachants, de magnifiques portraits de femmes,  la vie de la famille d’Asya est bien décrite et j’ai eu l’impression de vivre avec elle. Le tout décrit avec humour, ce qui ne gâche rien. Et j’ai retrouvé les couleurs et les odeurs de « Bonbon Palace ». Cela me donne envie de continuer à explorer les écrits de cette romancière.

Extraits :

Une mouette lui cria un message codé qu’elle se sentit sur le point de décrypter. Et là, pendant quelques secondes, elle eut l’impression d’être à la frontière d’un nouveau commencement.

Elle n’avait pas son pareil pour assombrir une conversation, elle qui depuis sa plus tendre enfance avait développé un tel penchant pour la misère du monde qu’elle allait jusqu’à l’inventer là où elle n’était pas.

Ainsi, les chats blancs à poils longs et à truffe écrasée étaient baptisés Pasha I, Pasha II, Pasha III… et les chats tigrés, Sultan I, Sultan II, Sultan III – nom qui rendait hommage à leur supériorité, les chats de gouttière étant considérés comme des esprits libres qui n’avaient besoin de flatter personne.

Les supermarchés sont des lieux pleins de dangers pour le faible et l’impressionnable

Elle n’était ni une « femme poire », aux hanches plus larges que les épaules, ni une « femme pomme », plus en chair au niveau du ventre et de la poitrine, même si elle avait des caractéristiques des deux. Peut-être existait-il une troisième catégorie non mentionnée par l’article : les « femmes mangues », des femmes rondes de partout avec une tendance à s’empâter davantage au niveau des hanches.

« Parfaitement » était le mot que Rose utilisait à la place de « oui ». De même qu’elle préférait « certainement pas » à « non ».

Pour elle, la vie n’était qu’une lutte et être arménien signifiait que vous deviez affronter trois fois plus d’épreuves que le commun des mortels.

Si tu ignorais tout de l’histoire de nos ancêtres, si tu ne te sentais pas responsable vis-à-vis d’eux, si tu ne vivais que dans le présent, tu aurais certainement raison. Seulement, le passé est inscrit dans le présent, nos ancêtres respirent par les poumons de nos enfants, et tu le sais.

Rose n’est pas un prénom approprié pour une femme comme elle. C’est un nom trop doux pour un être si plein d’amertume. Si ses pauvres parents avaient pu deviner la femme qu’elle deviendrait, crois-moi, cher frère, ils l’auraient baptisée Épine !

Parfois, elle avait l’impression de ressembler à la créature cryptique du Coran. Dabbet-ul Arz. L’ogre composé d’organes de toutes sortes d’animaux, censé apparaître le Jour du Jugement. À l’instar de ce monstre hybride, son corps était un assemblage de membres hétéroclites hérités des femmes de sa famille.

Les femmes turques ont abandonné le voile il y a quatre-vingt-dix ans. Aucune de mes filles ne renoncera aux droits que le grand commandant en chef Atatürk  a accordés aux femmes de ce pays.
— Nous avons obtenu le droit de vote en 1934, renchérit Cevriye. Au cas où tu l’ignorerais, l’histoire marche en avant, et pas en arrière.

Elle dessinait l’animal en question et le tatouait sur le corps du malheureux, s’inspirant de la logique chamanique ancienne qui voulait qu’un totem fût simultanément intériorisé et extériorisé. Pour être capable d’affronter l’ennemi, on devait l’accepter, l’accueillir en son sein, puis le transformer.

« Toutes les familles heureuses se ressemblent, mais toutes les familles malheureuses le sont à leur propre manière »

Sage pour son âge, elle savait que les secrets se répandaient plus vite que la poussière dans le vent, et qu’en taisant l’extraordinaire, elle laissait supposer le banal.

— Tu sais, le mot FIN n’apparaît jamais quand tu termines un livre. Ce n’est pas comme au cinéma. Quand je referme un roman, je n’ai pas l’impression d’avoir terminé quoi que ce soit, si bien que j’ai besoin d’en ouvrir un autre,

Les écrivains, les poètes, les artistes et les intellectuels arméniens avaient été les premières victimes du gouvernement ottoman. On s’était débarrassé des « cerveaux » avant de s’attaquer au peuple. Comme de trop nombreuses familles de la diaspora, rescapées mais traumatisées à jamais, la sienne était à la fois fière et inquiète de son attirance pour la littérature. Il n’était jamais bon de s’écarter du chemin des gens ordinaires.

Le soir, surtout, les échanges les plus intéressants ayant lieu après le coucher du soleil. Elle aimait se représenter ce forum comme un troquet enfumé dans lequel elle s’arrêtait sur le chemin de la maison.

Son enfance fragmentée l’avait empêchée de s’inscrire dans une lignée, de trouver son identité. Elle devait retourner vers le passé pour pouvoir commencer à vivre.

À quoi bon lutter pour la liberté d’expression, se disait-il, quand la liberté d’humour n’existait pas ?

Pour les Arméniens, le temps était un cycle au cours duquel le passé s’incarnait dans le présent et le présent donnait naissance au futur. Pour les Turcs, le passé s’arrêtait en un point précis, et le présent repartait de zéro à un autre point. Entre les deux, il n’y avait que du vide.

La littérature a besoin de liberté pour s’épanouir. Nous en avons trop manqué pour que la nôtre se développe normalement.

À quoi bon savoir ce qu’on ne peut changer ? C’est se laisser injecter du venin qui vous empoisonne la vie sans vous offrir la délivrance de la mort.

L’aube approche. Elle n’est plus qu’à quelques pas de cette zone étrange qui sépare la nuit du jour. Ce moment où il est encore possible de tirer du réconfort des rêves mais trop tard pour s’y replonger.

Comme ces femmes qui vieillissent d’un coup, elle s’était couchée jeune fille pour se réveiller ridée. Elle n’avait jamais eu la chance de savourer les âges intermédiaires.

vivre c’est être capable de se rebeller, de se lever pour protester. Le reste du monde se répartit en deux camps : les légumes et les verres à thé. Les uns s’accommodent de tout, les autres subissent mais sont trop fragiles pour résister.

Les voyantes ne vieillissent pas jour après jour, mais histoire après histoire.

Il n’existait aucun recueil de contes rédigé en arménien. Il s’était toujours demandé pourquoi. Parce que la communauté arménienne était incapable de laisser le temps à ses enfants de grandir ? Parce que l’enfance était un luxe que ne pouvait pas s’autoriser une minorité ? Parce que les lettrés stambouliotes s’étaient détournés de la tradition orale et que ces contes se transmettaient de grands-mères à petits-enfants ?

Ces deux-là semblaient sur la même longueur d’onde. Elle mettait des gestes sur ses paroles, et lui des paroles sur ses gestes. Deux individus complexes parvenus à une parfaite harmonie.

Elles échangèrent un sourire dans un nuage de fumée, et tout à coup elles parurent incroyablement semblables. Deux visages façonnés par le même passé, dont l’un ignorait tout et que l’autre avait décidé d’oublier.

L’oppresseur n’a que faire du passé, alors que l’opprimé, lui, n’a rien d’autre.

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