Vann, David « L’obscure clarté de l’air » (2017)
Auteur : David Vann est né né le 19 octobre 1966 sur l’île Adak, en Alaska, et y a passé une partie de son enfance avant de s’installer en Californie avec sa mère et sa sœur. Il a travaillé à l’écriture d’un premier roman pendant dix ans avant de rédiger en dix-sept jours, lors d’un voyage en mer, le livre qui deviendra Sukkwan Island. Pendant douze ans, il cherche sans succès à se faire publier aux États-Unis : aucun agent n’accepte de soumettre le manuscrit, jugé trop noir, à un éditeur. Ses difficultés à faire publier son livre le conduisent vers la mer : il gagnera sa vie en naviguant pendant plusieurs années dans les Caraïbes et en Méditerranée.
Après avoir traversé les États-Unis en char à voile et parcouru plus de 40 000 milles sur les océans, il échoue lors de sa tentative de tour du monde en solitaire sur un trimaran qu’il a dessiné et construit lui-même. En 2005, il publie A mile down, récit de son propre naufrage dans les Caraïbes lors de son voyage de noces quelques années plus tôt. Ce livre fait partie de la liste des best-sellers du Washington Post et du Los Angeles Times. Ce premier succès lui permet de gagner partiellement sa vie grâce à sa plume et il commence à enseigner. David Vann propose alors Sukkwan Island à un concours de nouvelles qu’il remporte et, en guise de prix, voit son livre publié en 2008 aux Presses de l’Université du Massachusetts. L’ouvrage est tiré à 800 exemplaires puis réimprimé à la suite de la parution d’une excellente critique dans le New York Times. Au total, ce sont pourtant moins de 3 000 exemplaires de cette édition qui seront distribués sur le marché américain.
Publié en France en janvier 2010, Sukkwan Island remporte immédiatement un immense succès. Il remporte le prix Médicis étranger et s’est vendu à plus de 300 000 exemplaires. Porté par son succès français, David Vann est aujourd’hui traduit en dix-huit langues dans plus de soixante pays.
David Vann est l’auteur de Sukkwan Island , Désolations, Impurs, Goat Mountain, Dernier jour sur terre, Aquarium, L’Obscure clarté de l’air (2017), Un poisson sur la lune (2019), Le Bleu au-delà (Nouvelles 2020), Komodo (2021). Il partage aujourd’hui son temps entre la Nouvelle-Zélande où il vit et l’Angleterre où il enseigne, tous les automnes, la littérature.
Gallmeister 05.10.2017 – 261 pages / Totem – 07.02.2019 – 237 pages (Bright Air Black 2017 – traduit par Laura Derajinski)
L’Obscure clarté de l’air se déroule du temps de Médée, il y a de cela 3 250 ans, et reste fidèle aux découvertes archéologiques, dans un souci de réalisme constant (il n’y a ni centaures ni chariots volant dans les airs). D.V.
Résumé :
« Née pour détruire les rois, née pour remodeler le monde, née pour horrifier et briser et recréer, née pour endurer et n’être jamais effacée. Hécate-Médée, plus qu’une déesse et plus qu’une femme, désormais vivante, aux temps des origines”. Ainsi est Médée, femme libre et enchanteresse, qui bravera tous les interdits pour maîtriser son destin. Magicienne impitoyable assoiffée de pouvoir ou princesse amoureuse trahie par son mari Jason ? Animée par un insatiable désir de vengeance, Médée est l’incarnation même, dans la littérature occidentale, de la prise de conscience de soi, de ses actes et de sa responsabilité.
Dans une langue sublime et féroce, David Vann fait une relecture moderne du mythe de Médée dans toute sa complexe et terrifiante beauté. Le portrait d’une femme exceptionnelle qui allie noirceur et passion dévorante.
Mon avis :
A celles et ceux pour qui Médée n’est qu’un vague nom lié à la mythologie, je conseille vivement de se rafraichir la mémoire avant de se lancer dans la lecture du livre.
Bienvenue dans l’univers du noir, de la peur, du sang, de la tempête. Qui mieux que Vann ne pouvait écrire sur Hécate et Médée… Cet auteur a en lui la noirceur nécessaire pour sublimer le personnage et sa relation avec la famille est également tout à fait en adéquation avec le sujet.
L’auteur met sa plume sublime au service de Médée mais en modifie le contexte. Les Argonautes ont perdu leur superbe, l’Argo n’est plus le fougueux vaisseau qui fait rêver, la quête de la toison d’or n’est pas au programme… Au programme, c’est un sauve qui peut… pour échapper au père de Médée qui poursuit Jason et surtout veut retrouver le corps démembré de son fils et la lutte pour la survie de Jason et Médée, de l’amour de Jason pour Médée.
Médée ici remet tout en cause, et elle réduit en miette les cotés magiques des légendes. Elle est pour ainsi dire l’étendard de la condition féminine et démontre à quel point les femmes sont plus fiables, fortes et constantes que les hommes.
Moi qui suis passionnée d’Egypte ancienne j’ai trouvé intéressant ce rapprochement avec Hatchepsout. L’auteur en vient à superposer Médée et Hatchepsout, la quête de la toison d’or à expédition maritime vers le Pount. Et même la déesse Nout s’allie à Hécate pour que le féminisme règne sur la nuit. Nout étant une de mes déesses préférées – avec Selkis la déesse scorpion – je ne pouvais qu’être sensible aux propos de Médée …
N’empêche que Médée en ressort terrifiante au possible et que le coté sombre de Vann est une fois de plus au centre du livre. La description du corps du pauvre frère de Médée, pourrissant à bord de l’Argo n’a rien à envier aux descriptions des autres charognes rencontrées dans mes précédentes lectures de l’auteur… Médée qui quitte l’Antiquité pour se réincarner dans le monde des humains, qui est régi par la peur et le pouvoir. L’ombre et la lumière s’affrontent, la mer et le ciel, le vent et la tempête, la nature est déchainée, la violence est bien présente, le combat aussi. La puissance de narration de l’auteur est à la hauteur du personnage qu’il a choisi de suivre. Par contre pour le côté magique… c’est plutôt du noir … Elle est décrite comme « Descendante du soleil mais adorant l’obscurité » et elle incarne totalement la noirceur… et la passion, l’amour fou et entier…
Il y a la peur, le noir, l’obscurité, le caché, les profondeurs, le néant, l’inconnu, les animaux : scorpion, serpent aquatique, requin, méduses, pieuvres, les formes qui s’enroulent et qui empêchent de respirer…
Et je me répète : quelle belle écriture !
Je continue donc à m’intéresser à Médée à travers la littérature ; après le Sénèque « Médée » (an 63) et le Madeline Miller « Circé » (2018) j’ai été emportée par le David Vann « L’obscure clarté de l’air » … et le Laurent Gaudé « Médée Kali » est en attente de lecture (sans compter les livres traitant de la mythologie grecque) J’avais lu les « Médée » d’Euripide et de Corneille il y a bien longtemps et j’ai bien envie de m’y replonger.
Extraits :
Le soleil maintenu sous la surface de la mer, avalé sans jamais renaître. Retenu par Nout, déesse bleue des Égyptiens, déesse sans âge, femme sans âge, plus vieille que le soleil. Hélios avalé chaque soir et voguant à travers les dédales du corps de Nout jusqu’à sa renaissance, mais pris au piège de la vanité, cette fois-ci. Le soleil cherchant forme humaine, cherchant des descendants, des générations pour l’adorer. Ce sang changé à présent en encre, les dédales devenus infinis, l’obscurité complète.
Médée n’a plus de mots, plus de pensées. Elle a dénoué le monde, elle a tiré un fil vital, tout s’est détissé. Rien d’autre à faire que retenir son souffle et attendre de voir si un nouveau monde reprend forme.
Voilà ce que Médée croit : qu’il n’y a pas de dieux. Il n’y a que le pouvoir, et afin de détenir le pouvoir, il faut être issu d’un dieu. En fin de compte, c’est la même chose. Quand on détient le pouvoir, on devient véritablement un dieu. Comme Hatshepsout et tous les pharaons avant elle. Massacrer son frère, détruire son père. Ce sont les actes d’un dieu, des actes qui inspirent la peur et qui forgent le mythe. Les dieux accomplissent ce qui ne peut être accompli. Et une femme peut aisément devenir un dieu puisqu’elle n’a rien le droit de faire. Elle peut devenir une source de terreur.
Des corps dorés, puissamment musclés d’avoir ramé, des courbes ciselées, chaque dos épais parcouru par un ravin profond et encadré par deux hautes collines ourlées de crêtes, encore et encore. La ligne ronde des épaules et des torses larges. Des jambes qui ondulent, des muscles bombés.
Un lieu de peur mais si familier à Médée, la terre noire, les arbres noirs, l’eau noire, la roche noire.
La peur grandit avec le temps. La peur est faite d’attente, aussi Médée ne bouge-t-elle pas. Les laisse se demander si elle est morte. Puis elle se relève, les laisse se demander qui elle est, de Médée ou d’Hécate.
Les vagues déferlent puis sont soufflées au loin, elles étincellent dans l’obscurité, décapitées et éparpillées.
Le feu et la mer. Des voix infinies et opposées. Le feu qui se rapproche, et la mer qui recule toujours plus. Le vent qui les réveille tous deux.
Les dieux, nés de toute action irrésolue. Son grand-père dans son chariot. Hécate dans le vent et le feu. Le dieu de la mer dans les vagues. Nout avalant à l’infini et donnant sans cesse naissance.
La mer en éruption sous eux, en gros bouillons et en courants ourlés d’écume sifflante. Chaque motif, chaque forme se recroquevillant vers un centre inconnu. Un aperçu des profondeurs à chaque tourbillon, dans leur lumière fibreuse, musclées. Ce qui vit en dessous, nul ne le sait. Quelque chose d’aussi vaste que les montagnes.
Médée vient de l’eau et du soleil, et c’est la seule chose qu’il lui faut savoir, apparemment. Les hommes sont le soleil et les femmes sont l’eau.
Les hommes refusent de se regarder, chacun voyageant en solitaire dans une autre époque.
Chaque vie, courte mais aussi infinie, et le chant, une manière de revenir en arrière, une errance.
Hécate. Elle officie à tout cela, à la mort et à l’agonie et à l’obscurité et à l’esprit qui pénètre dans cette obscurité, et Médée est sa prêtresse, et elle ne sait rien. Tout ce que nous voudrions savoir, irrémédiablement opaque. Nous ne pouvons nous tourner que vers une déesse plus ancienne, vers Nout, et comme nous sommes incapables de cerner l’obscurité, nous utilisons une forme féminine, nous permettons à la nuit de vivre en elle afin qu’elle y soit contenue et qu’elle donne naissance au soleil chaque jour. Nous avalerions la nuit et la mort, mais refuserions les deux. Et avant Nout ? Rien que de la terreur, si l’esprit pensant existait seulement.
Elle ne l’avait encore jamais compris jusqu’à maintenant, que la rage est dieu, chaque dieu du climat, chaque élément, tout ce qui jaillit de la terre, tout ce qui vient de la mort, tout ce qui est possédé d’un désir de destruction. La dévotion, une forme de peur et peut-être même rien d’autre que cela, mais comment est-ce possible ?
La renommée, sans doute, chacun rêvant d’entendre son nom chanté pour l’éternité, ne comprenant pas que nul n’est capable de se souvenir au-delà de quatre générations. Les humains presque tous effacés après trois générations.
Les hommes ne songent jamais aux conséquences. On leur donne trop, et ils pensent que tout leur sera encore dû.
Image : Médée sur son char (Cleveland Museum – Ohio)
One Reply to “Vann, David « L’obscure clarté de l’air » (2017)”
Chacun a son opinion sur Médée, d’autant que les auteurs classiques ne l’ont pas dépeinte de manière uniforme. Libre à nous de choisir le récit qui nous sied.
Pour moi, elle est répudiée pour permettre à Jason un mariage qui lui permettra d’être roi. Ensuite, selon les auteurs, elle a tué ou pas ses enfants…
Le titre était poétique et me disait quelque chose… Un léger emprunt à notre auteur de tragi-comédie, Pierre Corneille, dans un des monologues du Cid : « Cette obscure clarté qui tombe des étoiles ». Le malheureux est souvent méprisé : n’empêche que ça a de la gueule et que l’oxymore claque !