Benameur, Jeanne «Laver les ombres» (2008)

Benameur, Jeanne «Laver les ombres» (2008)

Auteur : Jeanne Benameur est née en Algérie en 1952 d’un père algérien et d’une mère italienne. Elle vit à La Rochelle et consacre l’essentiel de son temps à l’écriture. Elle a étudié la philosophie et l’histoire de l’art.

Elle a écrit entre autres :  Laver les ombres (2008) – Les Insurrections singulières (2011) – Profanes, (2012) – Vivre c’est risquer (2013) –  Je vis sous l’œil du chien – suivi de L’Homme de longue peine, (2013), 48 p – Pas assez pour faire une femme (Actes Sud, coll. Babel, 2015) – Otages intimes (2015) 176 p. Prix du roman Version Fémina – L’Enfant qui (2017)  – Ceux qui partent (2019)

Résumé : Léa danse, jetée à corps perdu dans la perfection du mouvement ; la maîtrise du moindre muscle est sa nécessité absolue. Lea aime, mais elle est un champ de mines, incapable de s’abandonner à Bruno, peintre de l’immobile. En pleine tempête, elle part vers l’océan retrouver sa mère dans la maison de l’enfance.
Il faut bien en avoir le coeur net.
C’est à Naples, pendant la guerre, qu’un “bel ami” français promet le mariage à une jeune fille de seize ans et vend son corps dans une maison close. C’est en France qu’il faudra taire la douleur, aimer l’enfant inespérée, vivre un semblant d’apaisement au bord du précipice.
En tableaux qui alternent présent et passé, peu à peu se dénouent les entraves dont le corps maternel porte les stigmates.
Dans une langue retenue et vibrante, Jeanne Benameur chorégraphie les mystères de la transmission et la fervente assomption des mots qui délivrent.

« Laver les ombres, en photographie, signifie mettre en lumière un visage pour en faire le portrait. »

Mon avis : Je continue l’exploration de l’œuvre de cette romancière qui grimpe dans la liste de mes auteurs préférés. Les livres, les mots, la peau, la danse, la peinture… Une fois encore la sensibilité de Jeanne Benameur est magique. Le mal-être d’une mère semble s’être communiquée à sa fille ; au moment où une clarification du passé s’impose entre les deux femmes, dans une ambiance raz de marée et vent violent, tout va être bousculé, tant à l’extérieur qu’à l’intérieur des personnages. Le passé de la mère suffira-t-il à expliquer les réactions épidermiques de la fille ? Sous le charme de cette écriture.

Incroyable comme ce livre fait écho à celui de Jean Hegland « Dans la forêt » (Conseil : si ce livre vous a plu, enchainez sur le Jean Hegland « Dans la forêt » (Gallmeister 2017) ; On y parle nature, danse, lecture, perception…. Extrêmement intéressant de les lire l’un après l’autre. Dans les deux on fait des provisions pour le futur. D’un côté des provisions tangibles, de l’autre de perception…) ; danse et liberté, individualisme ; livres et sorte d’attachement aux êtres, au passé, aux histoires des autres… Plus étonnant : l’atmosphère de fin du monde qui accompagne les deux livres… à cause de la tempête il n’y a plus d’’électricité.

Extraits :

Seule, dans le jour qui vient, par des exercices répétés, elle tisse ses liens avec l’air. Une grammaire sensible, improbable, à réexpérimenter chaque matin.

C’est la fin de l’automne. Le gris cendré des nuages lui fait regretter d’avoir manqué la splendeur des feuillages dorés, roux, qu’elle aime tant. D’ordinaire, elle se débrouille pour trouver le temps d’un week-end de balade au bord de la mer, dans la petite ville de son enfance. C’est l’époque des couleurs chaudes dans la forêt toute proche. Elle fait provision d’odeurs, d’images pour l’hiver.

Les bombes ne s’attaquent qu’à l’intérieur. Personne ne les voit. Elle est un champ de mines. Et elle danse. Pour les éviter. Voilà comment elle se sent.

Elle attrape un livre, toujours le même. Un vieux livre aux pages fatiguées, aux bords cornés. Un livre d’amour. Et elle lit. Désespérément.
Que les mots au moins l’emportent. Loin. Loin.

Plonger dans la langue de sa mère parce qu’elle a peur de la perdre.

La lecture pour foncer. Et la danse pour ne pas tout casser dans la maison.
La langue de sa mère l’apaise. En lisant elle entend à nouveau sa musique.

Danser, c’est attirer le vide.
Un péril intime.
Ce péril-là, c’est elle qui le choisit. On n’échappe pas à la seule forme de liberté qu’on s’est donnée soi-même.

Sa mère disait Celui qui a vu il terremoto e il maremoto ne craint plus rien du monde.

Fatiguer le corps. Chercher l’épuisement. Elle psalmodie en silence des mots comme jadis. Une marche d’Indienne.
Elle nomme ce qu’elle voit en italien. Ça lui occupe la tête. Elle a appris dans les livres. Rien que dans les livres.
Il lui a fallu le silence des mots écrits pour oser entrer dans la langue de sa mère.

Depuis quelques années, depuis que sa mère est devenue encore plus frêle, elle pense à elle comme à l’enfant qu’elle n’a pas. Quelque chose s’inverse.

C’est toujours vers le fleuve que ses pas la mènent. Il lui faut l’eau qui reflète les arbres, les façades, glisse, pour poser ses pensées.

Tenir la pose, c’est s’abandonner. Ce paradoxe, elle ne peut pas.

Prendre son mouvement. Le mouvement, c’est l’être. Pour s’oublier. Oublier le vertige, les questions.

C’est toujours par son espérance qu’on connaît quelqu’un. Un être ou un personnage, c’est pareil.
Quelle est son espérance ?
Si seulement elle pouvait atteindre ce point aveugle qu’elle regarde tout au fond d’elle.

Pour être libre, il faut apprendre. Elle n’a pas appris.

La voix est basse. Accordée au vent qui arrache les branches, soulève la terre du jardin autour de la maison, pourrait tout emporter. Un tourbillon par en dessous. On ne se rend pas compte.

Entre peintre et modèle, ce territoire sans paroles, ce temps suspendu, sans toucher, où quelque chose d’autre a lieu. Quelque chose de mystérieux, de sacré.

Elle donne tous ses soins avec acharnement au jardin. La maison, elle s’en soucie peu. C’est ce qui pousse ce qui vit qui l’intéresse, pas les murs.

On ne questionne pas le vide.
On avance. Avec la peur à chaque pas.

Elle imagine. De toute sa force, elle imagine. Dans le corps de sa mère, elle pénètre, elle se lève.
Elle insuffle la danse.
Parce que la danse, c’est ça. C’est toujours ça. Des corps qui se relèvent.

Aimer c’est juste accorder la lumière à la solitude.

Pieds nus devant la mer, on est toujours une petite fille.

One Reply to “Benameur, Jeanne «Laver les ombres» (2008)”

  1. Je suis en train de lire: L’enfant qui.J’aime beaucoup cette romancière . Je vais ajouter : Laver les ombres . Ma fille a eu l’occasion de s’ entretenir avec elle chez Actes Sud .Elle l’a trouvé très agréable et très intéressante bien sûr.

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