Banville, John « La Lumière des étoiles mortes » (2014) 333 pages

Banville, John « La Lumière des étoiles mortes » (2014) 333 pages

Auteur : Né à Wexford, en Irlande, le 8 décembre 1945, John Banville vit à Dublin. Depuis ses débuts, l’œuvre de cet  » orfèvre des mots  » a été récompensée par de nombreux grands prix littéraires. Avec La Mer, plébiscitée par la critique et le public anglais, publiée dans une trentaine de pays, il a remporté le plus prestigieux d’entre eux : le Booker Prize. Ses derniers romans, Eclipse (2002), Impostures (2003) , Athéna (2005), L’intouchable (1998),  Infinis (2011), La lumière des étoiles mortes (2014), La guitare bleue (2018 ), Neige sur Ballyglass House (2022)
Il a reçu en 2014 le célèbre prix Prince des Asturies pour l’ensemble de son œuvre romanesque, publiée en grande partie chez Robert Laffont, dans la collection « Pavillons ».

Passionné de littérature policière des années 50, il écrit également des romans noirs – Série Quirke –  sous le pseudonyme de « Benjamin Black » : Les Disparus de DublinLa Double Vie de Laura SwanLa Disparition d’April Latimer Mort en étéVengeance – Holy Orders (2013) – Even the Dead (2016) – April in Spain (2021)
Autre roman (traduit) : La Blonde aux yeux noirs: Le Retour de Philip Marlowe (2016) ressorti en 2023 sous le titre « Marlowe »

Robert Laffont – Pavillons  — 21.08.2014 – 346pages – / 10/18 – 21.04.2016 – 333 pages (traduit par Michèle Albaret-Maatsch) 

Résumé:
Il avait quinze ans, elle, trente-cinq. C’était il y a cinquante ans. Un baiser volé dans une voiture, et tout avait commencé, le temps d’un demi-printemps et de quelques mois d’été. Le premier amour, celui qui emporte tout, qui a rendu fou l’adolescent qu’était Alex à l’époque. Mrs Gray, Celia Gray, la mère de son meilleur ami. Rencontres secrètes dans la bicoque d’un paysan, en bordure de leur petite ville d’Irlande, frôlements furtifs dans la maison familiale des Gray, et puis le scandale de leur liaison…
Quel âge doit-elle avoir, à présent, Mrs Gray ? Quatre-vingt-deux, quatre-vingt-trois ans ? se demande Alex. Est-elle encore en vie ? Pourquoi ces souvenirs resurgissent-ils ici et maintenant, se télescopant avec ceux de sa fille, Cass, dont le suicide dix ans plus tôt l’a laissé dans un état de sidération inguérissable ? Et pourquoi au moment ou lui qui ne tournait plus rien est rappelé au cinéma au côté de la célèbre actrice Dawn Devonport, dont la jeunesse et la fragilité lui évoquent tellement Cass ?
Souvenirs de Cass, souvenirs de Mrs Gray, Dawn qui divague… Alex nous entraîne dans un fascinant jeu de miroirs entre présent et passé, souvenirs et digressions, hanté par cette question : qu’est-ce qui sépare la mémoire de l’imagination ?

« Où tout cela va-t-il donc quand nous mourons, tout ce que nous avons été ?
Quand je songe à ceux que nous avons aimés et perdus, je m’identifie à un promeneur errant à la tombée de la nuit dans un parc peuplé de statues sans yeux. L’air autour de moi bruisse d’absences. Je pense aux yeux bruns et humides de Mme Gray et à leurs minuscules éclats dorés. Quand on faisait l’amour, ils viraient de l’ambre à la terre d’ombre puis à une nuance de bronze opaque. ?Si on avait de la musique, disait-elle dans la maison Cotter, si on avait de la musique, on pourrait danser.? Elle-même chantait, tout le temps, et toujours faux, ?La veuve joyeuse?, ?L’homme qui fait sauter la banque?, ?Les roses de Picardie?, et un machin sur une alouette, alouette, dont elle ne connaissait pas les paroles et qu’elle ne pouvait que fredonner, complètement faux. Ces choses que nous partagions, celles-là et une myriade d’autres, une myriade, myriade, elles demeurent, mais que deviendront-elles lorsque je serai parti, moi qui suis leur dépositaire, le seul à même de préserver leur mémoire ? »
Qu’est-ce qui sépare la mémoire de l’imagination ? Cette question hante Alex alors qu’il se remémore son premier ? peut-être son unique ? amour, Mme Gray, la mère de son meilleur ami d’adolescence. Pourquoi ces souvenirs resurgissent-ils maintenant, à cinquante ans de distance, se télescopant avec ceux de la mort de sa fille, Cass, dix ans plus tôt ?
Un grand Banville, troublant et sensuel, sur la façon dont les jeux du temps malmènent le coeur humain.

Mon avis:

Nous sommes au crépuscule de la vie du personnage, Alex Cleave, comédien de théâtre pendant toute sa vie et qui va être appelé pour jouer un cinéma avec une star du petit écran. Et toute sa vie va défiler sous nos yeux. Sa première expérience sexuelle – et son premier amour – sa vie de couple et le suicide de sa fille, sa vie actuelle.
Souvenirs et faux souvenirs se mélangent… les disparitions inexpliquées s’accumulent. Qu’est devenue Madame Gray, son premier amour, la mère de son copain avec laquelle il a ressenti les premiers émois alors qu’il avait 15 ans et elle 35. Soudaine, elle s’est volatilisée… est-elle toujours en vie ? Il va essayer de la retrouver. Pourquoi sa fille s’est elle suicidée? Et maintenant pourquoi la star de la production tente-t-elle aussi de disparaitre? Qu’est-ce-que l’amour? Et qui est cet Axel Vander? Alex/Axel… deux personnages dont le prénom est anagramme se superposent-ils par moments?
Est-ce un thriller ? Je ne le pense pas.. quoique…
C’est en tous cas une merveilleuse incursion psychologique dans le monde de la mémoire et de souvenirs, l’incursion dans le monde de la féminité, du désir, de la sensualité, de l’importance de l’amour, du temps qui passe, de la vieillesse qui s’installe… Si j’aime énormément l’écriture et la sensibilité de Banville, je dois dire que j’ai quand même trouvé par moments un peu longuet…

Extraits:

D’aucuns affirment que nous inventons à mesure et à notre insu, que nous brodons et enjolivons, et j’aurais tendance à être de leur avis, car Mme Mémoire est une grande et subtile hypocrite. Lorsque je regarde en arrière, je ne vois qu’un flux qui ne commence nulle part et coule à l’infini, ou du moins sans aller vers un aboutissement qu’il me sera donné de connaître, sinon sous forme de point final.

Je pense en particulier au temps jadis, à ma jeunesse, quand on pouvait croire que les femmes sous leurs robes – à l’époque, quelles étaient celles qui ne portaient pas de robes, à part la golfeuse baroque ou l’enquiquinante vedette de cinéma dans son pantalon à plis ? – trottaient équipées, par les bons soins d’un fournisseur de la marine marchande, de toutes sortes de voilures et gréements, focs, brigantines, bigues et étais.

Un souvenir d’elle, une image spontanément revenue, fut ce qui au départ me fit trébucher, puis dévaler L’allée du Souvenir.

Comment quelqu’un d’aussi vivant a-t-il pu mourir ? m’avait-elle demandé à l’hôtel en Italie la fameuse nuit où on était allés récupérer le corps de Cass.

Pourtant, même si nous ne disions rien, chacun savait ce que l’autre pensait et, pour être plus précis, ce que l’autre ressentait – autre effet encore du chagrin que nous partagions, cette empathie, cette télépathie du deuil.

N’empêche que le temps et la mémoire forment une entreprise de décorateurs d’intérieur bien tatillons, qui ne cessent de déplacer les meubles, de repenser les pièces et même de leur assigner de nouvelles fonctions. 

Les jours passaient. Je consacrais la moitié de mon temps à contempler le reflet de Mme Gray dans le miroir de ma mémoire et l’autre moitié à imaginer avoir tout imaginé.

Bien souvent, le passé a tout d’un puzzle qui aurait perdu ses pièces majeures.

Avec le recul, je suis frappé par l’humeur volatile dont je faisais preuve en sa compagnie, par la soudaineté avec laquelle je me mettais en rage pour une broutille, pour rien du tout. On m’aurait cru en permanence suspendu au-dessus d’une fosse de fureur fumante et sulfureuse dont les émanations me piquaient les yeux et me coupaient le souffle.

Qu’elle est fragile cette absurde profession dans laquelle j’ai passé ma vie à faire semblant d’être un autre, et surtout semblant de ne pas être moi-même.

La jalousie était tapie en moi tel un chat aux yeux verts et au poil hérissé, prête à bondir à la moindre provocation, réelle ou, plus souvent, imaginée.

Elle était Shéhérazade et Pénélope tout en une, tricotant et détricotant à l’infini ses histoires de films.

J’adore la lumière vieillotte de ces après-midi de fin d’automne. Très bas sur l’horizon, il y avait des copeaux de nuages aux allures de fragments de feuilles d’or froissées et le ciel au-dessus se déployait en bandes blanc porcelaine, pêche, vert pâle, le tout se reflétant en un badigeon mauve vaguement pommelé sur la surface immobile et débordante du canal. 

Ce que j’ai tu, ce que j’ai vraiment voulu taire, c’était la raison pour laquelle je souhaitais la retrouver. Et pourquoi d’ailleurs ? – pourquoi ? Par nostalgie ? Par caprice ? Parce que je vieillis et que le passé commence à me paraître plus vivant que le présent ? Non, quelque chose de plus pressant me pousse, encore que je ne sache pas quoi.

Quel curieux phénomène que la proximité immédiate et intime de l’autre ! Ou bien est-ce seulement moi qui juge ça curieux ? Peut-être que, pour d’autres, les autres ne sont pas du tout autres, du moins pas autant qu’ils le sont pour moi. Pour moi, il n’y a que deux modes d’altérité, celui de l’être aimé et celui de l’inconnu, or le premier n’est pas vraiment autre, il s’apparente plus à une extension de moi-même. 

Même ici, a-t-il ajouté, à cette table, la lumière représentant l’image de mes yeux a besoin de temps, d’une fraction de temps, infinitésimal, mais de temps néanmoins, pour atteindre vos yeux, si bien que partout où nous portons notre regard, partout, c’est le passé que nous contemplons.

J’avais une sensation de fragilité, comme si tout en moi avait été transformé en cristal et vibrait à une fréquence très rapide et régulière. 

En quel royaume éternel dois-je croire, lequel dois-je choisir ? Aucun, puisque tous mes morts sont tous vivants dans mon cœur, moi pour qui le passé est un présent lumineux et éternel ; vivants pour moi et néanmoins disparus, sinon dans le fragile au-delà de ces mots.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *